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Le Validisme dans la Fiction

 
Loreleï

Lors de la rédaction de mon roman Comme sur des roulettes, racontant l’histoire d’Héloïse, une adolescente en fauteuil roulant, j’ai fait le constat du manque de représentation du handicap dans la littérature.

Bien que l’on tende depuis à une plus large représentation, attestant d’une prise de conscience, ou tout du moins d’un effort de la part des auteurs et éditeurs, cette représentation reste bien souvent problématique, parcellaire ou maladroite. Parcellaire, parce qu’encore trop timide, les auteurs « valides » se sentant peu légitimes à parler de handicap ; maladroite, en ce qu'elle participe, souvent de façon inconsciente, à la diffusion de certains stéréotypes, la méconnaissance des situations de handicap favorisant les idées reçues. 

Enfonçons des portes ouvertes, tout comme il n’existe pas qu’une seule figure du handicap, il n’y a pas qu’une seule et bonne manière d’aborder ce sujet. Le but de cet article n’est pas de jeter l’opprobre sur qui que ce soit, mais bien de soulever certains poncifs validistes dans la fiction et ainsi permettre une représentation plus juste du handicap. Petit tour d’horizon du validisme dans la fiction. 

Le handicap comme seule identité 

Dès lors qu'un personnage, principal ou secondaire, est atteint de handicap, ce même handicap est souvent présenté comme la seule caractéristique du personnage, réduisant ce dernier à sa pathologie. Une telle approche pose deux problèmes : 

- Le premier c’est que cela entretient donc l’idée que les personnes porteuses d’un handicap n’existent que par lui, une vision validiste qui enferment les principaux concernés dans des cases, nourrissant l’idée sous-jacente qu’ils se limitent à cela. 

- Le second c’est qu’il en résulte un personnage creux, qui ne se distingue que par sa « différence », c'est-à-dire sa non-appartenance à une norme donnée. Forcément, il y a de quoi lasser le lecteur. 

Exemple et contre-exemple :

La série policière Caïn en est la parfaite illustration. (Je ne juge pas ici de la qualité de la série, simplement du traitement du handicap). On suit ici Frédéric Caïn un inspecteur qui se retrouve en fauteuil roulant après un accident de moto. Par son caractère égoïste, prétentieux, et sa tendance à braver les interdits, il s’inscrit dans la figure du protagoniste de roman noir, ce flic dépressif et alcoolique. Le seul handicap ne suffit pas à apporter une originalité au personnage dont la construction se réduit presque essentiellement à son fauteuil. On nous présente ainsi un homme aigri, qui méprise les bipèdes, comme il les appelle, mais qui, une fois sorti de son agressivité directement héritée de son accident, est finalement assez creux. Il manque de nuances, de contraste, et n’évolue pour ainsi dire pas. Quant à la question du handicap à proprement parler, cela se réduit assez vite à quelques scènes de crimes inaccessibles. 

La série Docteur House (House, en anglais) est un bon contre-exemple. Elle met en scène Gregory House, un médecin misanthrope aux méthodes décriées, qui dirige un service d’internistes. Suite à un infarctus du muscle de la cuisse, House doit se déplacer à l’aide d’une canne. Nous nous trouvons ici dans l’archétype des séries médicales, pourtant, si les épisodes suivent un schéma qui se répète, les personnages sont creusés. House a une vraie épaisseur au-delà de son handicap, qui certes, influence sa vision du monde, mais ne suffit pas à le définir ni à justifier son cynisme et son égocentrisme. Le personnage ne se limite pas à sa façon de marcher et ses agissements amènent des débats éthiques et philosophiques qui donnent à la série de l’épaisseur. 

Une intrigue qui repose uniquement sur le handicap 

Nombre d'œuvres voient leur intrigue reposer uniquement sur la question du handicap, comme si les personnes avec un handicap ne pouvaient pas faire autre chose de leur vie que de combattre leur « différence ».  Seule compte alors la façon dont la personne handicapée va dépasser son handicap et faire état de son incroyable courage dans le « meilleur » des cas, où, à l’inverse, se débattre avec une vie de malheur, arrachant les larmes des badauds. Au-delà de ce présupposé un poil validiste, ce biais mène souvent à une intrigue creuse qui s'essouffle après quelques chapitres.  Forcément on manque vite d'enjeux et de tension. Si le handicap peut naturellement influencer l’intrigue, ou le développement des personnages, en faire le seul point d’intérêt du récit entretient une fois encore l’idée que les personnes avec un handicap n’existent que par lui. Parler de handicap ne ferme pas la porte aux intrigues amoureuses, policières, d’aventure, et peut même les enrichir. La difficulté ici, comme dans l’écriture de n’importe quel projet, est de bien doser son rythme et son intrigue. 

Autre problème qui découle de ce choix narratif, c’est que, pour ajouter du sel à l’histoire, on est souvent tenté de verser dans le pathos, pour marquer le lecteur. Le handicap est traité de façon sombre, négative, pessimiste, et les personnages n’ont souvent pas droit à une fin heureuse, comme s'il n'existait, au fond, pas d'autres issues possibles.  Sur le papier, rien de choquant.  

Là où cela devient plus ennuyeux, c’est lorsque le handicap s’associe forcément au tragique sans autre traitement. La personne en situation de handicap est ainsi objectivée pour nourrir une vision larmoyante, directement inspirée de l’idée validiste que l’on ne peut être heureux ou épanoui avec un handicap. 

C’est évidemment très oppressant pour les personnes concernées, mais aussi incroyablement ennuyeux pour les lecteurs qui deviennent, dès les premières pages, la tonalité finale du récit, voir fuient se genre de récit larmoyant aux bénéfices d’autres lectures. 

Il ne s’agit pas, bien sûr, d’adopter tout le pendant inverse, en dépeignant un tableau idéalisé, loin des réalités du handicap, mais là encore de parvenir à un équilibre, et de se questionner sur le sens que l’on veut donner à notre récit. Choisit-on une fin triste parce que cela sert l’histoire ou bien parce qu’on applique un schéma inconscient ? 

Le handicap comme faire valoir 

Ce biais est principalement présent lorsque les personnages secondaires ou tertiaires ont un handicap. Au-delà de s'y réduire, ils occupent un rôle de faire valoir pour souligner les qualités du personnage principal, qui leur vient en aide, ou leur accorde son amour en dépit de leur handicap.

 Ils montrent à quel point les autres protagonistes sont bienveillants, ouverts d'esprit, généreux. Comme si le seul fait de les accepter dans leur entourage relevait d’un acte d’altruisme, de sacrifice extrême. Là encore, cela entretient l’idée qu’une personne handicapée a moins de valeur que les autres, représente un poids dont il faudra s’acquitter, au risque de se voir taxer d’égoïste ou d’intolérant. 

Une vision hautement problématique puisqu'elle sous-entend qu’avec un handicap nous devons être redevables aux autres, que nous valons moins qu’eux, et qu’il nous faut ainsi mériter leur attention. 

Le handicap comme leçon de vie  

Et lorsque le personnage avec un handicap ne sert pas de faire valoir, il se réduit souvent à une leçon de vie montrant aux valides à quel point leur existence mérite d’être vécue. Se comparer à la vie d’une personne handicapée, dans le but de se rassurer, c’est partir du postulat étonné que cette dernière ne peut-être que pitoyable, malheureuse, ou indigne. Un présupposé validiste, extrêmement oppressant, et suffisamment prégnant dans notre société pour rendre l’acceptation du handicap difficile. Au poids de la maladie, des douleurs, des rejets et jugements s’ajoute ainsi l’obligation implicite de prouver que l’on est heureux, que notre existence vaut autant que les autres et que le fauteuil, ou toute autre pathologie, ne nous condamnent pas par avance.

Même si être porteur d’un handicap confronte à des problématiques particulières, en termes de santé, d’inégalité, et d’accessibilité, plus encore dans une société encore majoritairement peu adaptée, il est réducteur et faux de prétendre que le handicap est synonyme de malheur. Une perception oppressante non seulement pour les personnes concernées, mais également pour les valides, à qui on interdit du même coup de se plaindre, sous prétexte qu’il existerait pire qu’eux. 

Le handicap qui doit être compensé 

Lorsque l’on a un handicap, on est très vite confronté à l’idée que l’on vaut moins que les autres, qu’il existera toujours un manquement à compenser. Une idée qu’entretient, bien souvent malgré elle, la littérature. On peut notamment citer Brandon Stark, qui perd l’usage de ses jambes après une chute, dans Games of Thrones mais développe d’incroyables pouvoirs psychiques, Paul Atréïdes, frappé de cécité dans Les Enfants de Dune mais qui parvient à voir grâce à la prescience, ou encore Matt Murdock, dans Dardevil, qui perd la vue à la suite d’un accident, mais développe des super pouvoirs. Ces personnages ont tous “hérités” de leur handicap, et parviennent ensuite à acquérir des capacités extraordinaires pour compenser ce dernier, capacités qui font d’eux des héros, ou tout du moins des surhommes. 

Si, d’un point de vue scénaristique, ces poncifs présente un intérêt, ils ne sous-entendent pas moins l’idée qu’il y aurait dans le handicap, quelque chose à compenser, rendant nécessaire le fait d’être investi de superpouvoir pour ne pas être « moins que les autres ». Comme si le handicap devait forcément être compensé, ou sublimé, pour que l’on puisse en parler. 

Enfin, une fois le superpouvoir émergé, le handicap perd alors de son importance, voire est occulté. Dans le cas de Paul Atréides, ou de Matt Murdock, la cécité n’affecte en rien leur vie puisqu’ils voient malgré tout. Concernant Bran, enfin, le personnage n’a réellement d’intérêt que parce qu’il dispose du pouvoir de la corneille à trois yeux. De fait, son handicap est objectivé, et sa personnalité peu travaillée. 

Mais, il existe d’autres exemples où le handicap n’est pas seulement un prétexte à l’émergence d’un pouvoir, mais affecte réellement la manière dont le personnage perçoit le monde, et est perçu par lui. Enfants et parents penseront forcément à Nemo, jeune poisson-clown à la nageoire atrophiée que son père surprotège en raison de son handicap, amenant chez lui un désir d’indépendance qui va provoquer son enlèvement. Dans ce dessin animé, le handicap fait réellement partie du personnage, il influence la façon dont Nemo voit le monde, mais également sa propre perception de lui-même et de ses capacités. Ainsi, si l’enjeu dans le récit est de parvenir à s’échapper de l’aquarium où il est enfermé, Nemo devra également se libérer de pensées limitantes, et s’accepter.  

En conclusion 

La littérature manque encore cruellement de personnages avec un traitement plus réaliste (et moins validiste) du handicap. Et, nous, lecteurs avec des handicaps, manquons de modèles de ce genre auxquels nous identifier.

Lorsque l’on est auteur, on redoute souvent de parler de handicap, par peur de mal faire. Certains ne se trouvent pas légitimes, parce que pas directement concernés. Je pense qu’il serait triste et réducteur de se contenter d’aborder uniquement ce que l’on vit et connaît. Tout comme l’on peut écrire des scènes de samouraïs sans être samouraï soit même, je pense que l’on peut parler de handicap tout en étant « valide ». À condition d’y porter le même soin que pour les autres thématiques abordées, en se documentant, en restant ouverts aux échanges, voir en faisant appel à des sensitives readers si l’on ne se sent pas à l’aise avec le sujet.


Loreleï
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