
Interview de Miss Couleurs,
médecin des livres
Elodye H. Fredwell
Quand MissCouleurs m’a parlé de son métier sur le Discord, je me suis dis que ça serait intéressant pour vous comme pour moi de lui poser quelques questions ! MissCouleurs, ou Clémence, est médecin des livres : en d’autres termes, elle est relieuse et répare des ouvrages abîmés par le temps et l’usage. Je vous propose dès maintenant de vous plonger dans son quotidien aussi fascinant qu’instructif !
Peux-tu te présenter en quelques lignes !
Je suis Clémence Givonetti, alias MissCouleurs (parce que les couleurs, c’est la vie !), 26 ans, passionnée d’écriture, de photographie, de nature (ornithologie notamment), d’escrime artistique (une escrime chorégraphiée pour la scène ou le cinéma), et de reliure. Oui, tout ça ! J’ai grandi dans un petit coin de campagne entre la Dordogne et la Corrèze, avant de partir faire des études littéraires et artistiques à Toulouse et un an de Volontariat écologique franco-allemand dans l’ouest de l’Allemagne. Je cherche maintenant à m’installer en tant que relieuse, dans mon coin de campagne ou à Toulouse.
Peux-tu présenter ton métier ?
Dans sa trilogie Tintenherz (Coeur d’encre, Sang d’encre et Mort d’encre, en français), l’autrice allemande Cornelia Funke décrit les relieurs comme des médecins des livres. J’aime beaucoup cette idée. On pourrait y ajouter bien des choses, pourtant, tant le métier de relieur est riche. Entre la création de livres d’arts où l’objet-livre, travaillé comme un bijou, prend autant d’importance que son contenu, la conservation de documents administratifs régie par des règles officielles précises, la dorure qui permet de titrer les ouvrages autant que de les orner, la remise en état d’ouvrages fatigués par le temps et les usages, et la restauration de fonds anciens qui est presque un métier à part, la palette peut-être très vaste !
Qu’est-ce qui t’a mené à choisir ce métier ?
J’aime les livres en tant qu’objets autant que les mots et les univers qu’ils peuvent contenir. J’aime autant les manipuler qu’étudier leurs textes. J’aime autant pratiquer l’écriture que les arts plastiques. Durant toutes mes études de lettres et arts, j’ai cultivé ce double aspect, et il m’a semblé que la reliure était le pont parfait entre les pratiques.
Ma première approche de la création d’un livre date du collège : un cours de français en 5e ou 4e où l’on devait imaginer la couverture d’un roman étudié en classe, et pour lequel j’avais imaginé un corps d’ouvrage en bois. Puis au lycée, en spécialité Arts Plastiques, on nous demandait de réaliser nos propres carnets de travail, et j’aimais bien cela. À cette même période, j’ai lu la trilogie Cœur d’encre, de Cornelia Funke. Mais j’étais loin de douter à ce moment-là que j’allais faire de la reliure mon métier et essayer de devenir, comme Mo dans le roman, un médecin des livres. Il a fallu un cours d’initiation à l’édition, en L2 Lettres Modernes, lors duquel il était demandé de réaliser un ouvrage cousu et relié, pour que je prenne conscience de mon réel intérêt pour ce métier. Pendant mon volontariat en Allemagne, j’ai relu la trilogie de Cornelia Funke, en allemand cette fois, et lorsque l’année suivante, en L3 Lettres et Arts, il a fallu faire un stage, c’est assez naturellement que je me suis tournée vers un relieur. C’est chez ce même relieur, M. Campourçy, que, trois ans plus tard, j’ai fait ma formation.
Quelle est la mission qui t’anime le plus au quotidien ?
Redonner aux livres fatigués leur vitalité et la solidité nécessaire pour pouvoir durer encore longtemps. C’est cela, je pense, qui m’anime et me motive le plus. Bien sûr, restaurer des livres anciens ou précieux est formidable, mais j’aime surtout, je crois, m’occuper du petit peuple des livres ordinaires, des livres de bibliothèque abîmés par les usages et souvent délaissés car de moindre qualité. C’est sûr que réparer un poche thermocollé dont les feuilles simples se détachent ou un livre broché des années 50 au papier très acide et cassant, cela ne présente, d’un point de vue reliure, qu’un intérêt moindre. Mais, c’est ce qui remplit principalement nos bibliothèques et, paradoxalement, je ressens plus l’utilité de mon travail en m’occupant de ces livres-là qu’en approchant, toute intimidée, des livres anciens, pourtant précieux témoins du temps. Peut-être que mon intérêt évoluera au fur et à mesure de ma pratique, pour l’instant, il se situe du côté des livres ordinaires.
Peut-être aussi que l’aspect artistique penche dans la balance. En effet, il m’est plus simple de me permettre de créer ce que je veux avec des livres ordinaires qu’avec des livres anciens où, la démarche de restauration primant, je vais plutôt chercher à rester la plus fidèle à l’ouvrage original en essayant de retrouver les mêmes matériaux, et à rendre mes interventions les moins visibles et les plus réversibles possibles. Or, une des parties du travail que je préfère, c’est tout le côté artistique de la conception et la création des ouvrages : le choix du type de reliure, celui des matériaux, des couleurs et des éventuels motifs pour la couvrure (l’habillage extérieur du livre), les gardes couleurs intérieures, les tranchefiles (ces petites bandes brodées mécaniquement ou à la main ou ces bourrelets de cuir ou de tissu qui renforcent le haut et le bas des dos au niveau des tranches.), la dorure ensuite, tout cela conçu en fonction du contenu du livre, pour que les mots, les univers glissés entre les pages puissent se traduire dans l’apparence et la construction de l’objet qui les contient.
Quelles études as-tu suivies pour faire ce métier ?
J’ai tout simplement passé un CAP Arts de la reliure, après un an de formation auprès d’un relieur professionnel.
Cela dit, mes autres études et expériences me sont aussi parfois bien utiles. J’ai gardé de ma spécialité Arts Plastiques au lycée un goût pour les pratiques artistiques et pour les couleurs, ainsi que des connaissances en histoires des arts, approfondies ensuite en licence Lettres et Arts (bien utiles pour reconnaître la période et le style d’un livre ancien). Tandis que de ma licence Lettres Modernes et de mon Master Création Littéraire, je garde de solides savoirs en histoire littéraire et des réflexes d’analyse qui peuvent me permettre de tirer des textes les éléments qui vont m’aider à créer les reliures. Le master m’offre en plus un panorama concret des mondes du livre dans lesquels mon métier peut m’amener à évoluer, et bien sûr une pratique de l’écriture qui nourrit aussi mes créations en reliure (il y a quelque chose de très satisfaisant à pouvoir relier ses propres textes, à pouvoir être partie prenante et suivre au plus près toute la chaîne de création de ses livres). Et, dans une autre mesure, mon volontariat écologique franco-allemand trouve aussi des échos dans mon approche du métier, dans une recherche de matériaux les plus écoresponsables possibles et une démarche de lutte contre le gaspillage livresque.
Quelles sont les compétences indispensables pour faire ce métier selon toi ?
Ce métier demande beaucoup de minutie, de patience, d’organisation, et une certaine dose de créativité et de débrouillardise.
La reliure, c’est tout un ensemble de petites actions, parfois infimes, mais qui toutes ont leur importance, comme poncer les ficelles encollées pour qu’elles ne fassent pas de surépaisseur sur les plats de couverture ou biseauter les angles des cartons sur quelques millimètres pour que les couvrures de cuir ne s’y abîment pas. Eh oui, en reliure, tout peut parfois se jouer à un millimètre près ! Alors pas question de se précipiter, les colles n’en sécheront pas plus vite ! En revanche, on a rarement le temps de lambiner pour autant, si l’on veut pouvoir rendre les ouvrages aux clients dans les délais, alors il faut être capable de s’organiser pour mener plusieurs livres de front et ainsi profiter des temps de séchages des uns pour avancer les autres. Et si tout ne se passe pas exactement comme prévu, si un papier est un peu froissé, un dos est trop « monté » (devenu trop épais à la couture), ou s’il manque du matériel, pas de panique ! On froisse complètement le papier pour lui donner du relief, on crée une reliure originale adaptée au dos, cela peut-être l’occasion de jolies innovations et de choix créatifs simplement avec ce dont on dispose.
As-tu une anecdote à nous partager sur ton métier ? Un livre que tu as réparé qui t’a marqué, une découverte…
Un jour, au cours de ma formation au CAP Arts de la reliure, une connaissance m’a donné un bien curieux livre. Un bloc compact de 1000 pages grand format, lourd comme une brique, rafistolé plus mal que bien : le dos était recouvert d’un épais adhésif toilé, et un adhésif rouge avait laissé plein de traces sur la couverture et sur les premières pages au papier jauni d’acidité. (Le scotch, c’est mortel pour les livres !). C’était une édition de 1950 des Mystères de Paris, d’Eugène Süe. Mais le plus étonnant dans cet ouvrage tenait en sa couverture. Les feuilles de la couverture d’origine avaient été collées sur du carton mais quel carton ! Du carton ondulé d’emballage, qui, bien entendu, s’était tassé à plusieurs endroits. Alors que pour les livres c’est normalement du carton plein – de différentes épaisseurs – que l’on utilise, bien plus solide et plus adapté ! La découverte était surprenante, mon relieur formateur n’avait même jamais vu ça !
J’ai donc repris cette brique, c’était la première fois que je travaillais un volume aussi épais, mais finalement, ce fut moins ardu que ce que je pensais. Je lui ai redonné de vrais plats en carton plein, et j’en ai fait un demi-cuir et papier marbré à cinq faux nerfs. Cela a ensuite été le premier ouvrage que j’ai titré en dorure directe (c’est-à-dire directement sur le dos du livre et non pas sur une pièce de titre ensuite collée).
Et quelques mois plus tard, grâce à son épaisseur, ce livre a servi d’accessoire dans un spectacle d’escrime artistique que j’ai écrit avec l’association et le club dans lesquels je pratique ce sport. Le temps d’une représentation, Les Mystères de Paris sont devenus les Archives de la Séparation de Tierce. Et moi, j’étais ravie de voir mes passions pour l’écriture, l’escrime artistique et la reliure réunies autour d’un même projet !
Un dernier mot à celles et ceux qui seraient intéressé·e·s par ce métier ?
Allez-y !! Que ce soit en activité de loisir ou en activité professionnelle, si la reliure vous intéresse, n’hésitez pas !
Et pour vous autres qui aimez les livres, laissez-moi vous donner quelques astuces pour pouvoir réparer vos livres collés vous-même. Si des feuilles d’un de vos livres se détachent, oubliez le scotch. Le scotch tue le livre, l’acidité de sa colle détruit le papier et à enlever, c’est l’enfer ! Ce seul adhésif que vous pouvez utiliser, c’est du Filmoplast, avec une colle au PH neutre conçue spécialement pour la restauration. Mais c’est toujours un peu compliqué de poser l’adhésif sans que la feuille ne soit de travers ou que ça tire sur les autres feuilles. Alors voici ce que vous pouvez faire.
Si seulement une ou quelques feuilles se détachent : essayez de bien enlever les éventuels restes de colle, mettez un mince filet de colle blanche sur la tranche de votre feuille, replacez la feuille dans l’ouvrage en prenant garde à ce que la colle ne vienne pas s’étaler trop sur les pages adjacentes, juste ce qu’il faut pour que ça tienne sans gêner l’ouverture des pages, et laissez sécher l’ouvrage fermé sous poids.
Si en revanche c’est une grande quantité de feuilles qui se détache : effeuillez complètement l’ensemble de l’ouvrage de manière à se retrouver avec d’un côté la couverture, et de l’autre un bloc de feuilles détachées au dos le plus propre possible. Serrez le bloc entre deux planches avec des serres joints (ça fait une très bonne presse à main artisanale), en laissant un peu dépasser les feuilles en haut au niveau du dos, et en prenant garde à ce que toutes les feuilles soient bien alignées au dos et en tête (c’est-à-dire la tranche du haut du livre). Avec une petite scie très fine (du genre scie à métaux), pratiquez de petites entailles en biais dans le dos de votre bloc. Encollez votre dos avec de la colle blanche, en courbant légèrement le bloc d’un côté puis de l’autre pour que la colle pénètre bien entre les feuilles. Glissez dans vos entailles de la petite ficelle ou du fil un peu épais (grosseur type ficelle de boucher, selon la grosseur de vos entailles), repassez un filet de colle. Pressez bien votre dos pour qu’il prenne le moins d’épaisseur possible par rapport à son volume d’origine et laissez sécher. Pendant ce temps-là, vous pouvez nettoyer délicatement au scalpel ou à la pointe d’une lame les éventuelles traces de colle restée sur l’intérieur de la couverture au niveau du dos. Une fois que votre corps d’ouvrage est sec, encollez le dos de votre couverture et remboîtez l’un dans l’autre en essayant au maximum de faire épouser les formes. Laissez sécher à la verticale, dos en bas, entre les planches de votre presse artisanale, et hop, voilà le livre solidement réparé, prêt à durer encore longtemps !
Et si vous êtes face à des livres plus complexes ou si vous préférez laisser cela à des professionnels, n’hésitez pas à faire appel à nous en cherchant le relieur le plus proche de chez vous. Il y en a ! Nous sommes des animaux discrets mais bien présents, croyez-moi !
Elodye H. Fredwell
