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Yami Shin, Elsa Brants, Reno Lemaire, Sourya, Art of K, Caly, Tony Valente, Rémi Guérin, Guillaume Lapeyre, Jenny, Miya, Aerinn, Christophe Cointault, Romain Lemaire, Moonkey… Ces quelques noms ne vous disent peut-être rien et pourtant toutes et tous sont les vedettes d’une petite communauté qui ne demande qu’à s’agrandir : celle du manga français.

 

Mangas : les français aussi,

 

par Lau

On connait du manga ses origines avec les estampes de Hokusai au début du XIXe siècle ; l’influence des comic strips américains dès l’ouverture forcée du Japon à la fin de ce même siècle, puis la révolution graphique apportée par Osamu Tezuka (1928-1989), le « Dieu du manga », grand admirateur de Walt Disney dont il s’inspira, tant au niveau du trait (clair, rond) qu’au niveau du découpage de l’action, dans ses planches et ses cases.

En France, on connait les tentatives d’importation avortées dès 1970 et puis le coup de projecteur offert par les dessins animés japonais, grâce à Récréa 2 et au Club Dorothée dans les années 1980 et 1990, avant Glénat et Akira, suivi d’autres séries à succès. Un succès au long cours qui a fait de notre pays le deuxième plus grand consommateur de mangas derrière le Japon.

Mais l’histoire du manga en France ne s’arrête pas là et continue de s’écrire.

Moqué à ses débuts, qualifié narquoisement de « manfra » ou de « franga » quand certains préfèrent parler de « global manga », le manga français est, comme son nom l’indique, une production francophone qui reprend les codes graphiques et narratifs du manga japonais.

À ce jour, aucune publication officielle ne retrace l’histoire du manga français. On peut cependant dire qu’il naît en 2005, lorsque les éditions Pika prépublient, d’avril à septembre, les premiers chapitres de Dys de Moonkey dans leur magazine mensuel Shonen Collection, aujourd’hui disparu. Dys est alors présenté comme un « manga européen », Moonkey étant de nationalité belge. D’août à novembre 2005, ce sont les premiers chapitres de Dreamland de Reno Lemaire qui sont prépubliés dans le même magazine.

En octobre 2005, l’éditeur Ankama publie le premier tome relié de Dofus, un manga qui se place dans l’univers du jeu vidéo éponyme, réalisé par Tot et Ancestral Z. Pika suivra en 2006, en publiant les premiers tomes de Dys et Dreamland, Tout comme Delcourt, qui publiera lui le premier shojo français : Pink Diary de Jenny.

Les débuts sont difficiles, le succès plutôt confidentiel. On regarde avec défiance ces français·e·s et leurs œuvres. Pâles copies pour les puristes du manga, trop japonais pour les amateurs de BD franco-belge. Mais ni les éditeurs ni les mangakas n’ont dit leur dernier mot. Leur persévérance paye, un lectorat est au rendez-vous, prêt à les soutenir. Depuis 2006, une centaine de titres français a ainsi pu voir le jour, et cela ne semble pas près de s’arrêter.

 

Publier des mangas français, un pari que des éditeurs sont prêts à relever.

 

Nous venons de le voir avec les pionniers que sont Pika, Ankama et Delcourt, mais depuis 2006, d’autres éditeurs ont également sauté le pas de la création originale. Un pari qui n’est pas sans risques : « Il est plus cher et plus risqué pour un éditeur de produire une œuvre française à partir de rien et de la lancer, par rapport à un simple achat de licence à l’étranger » déclare Ahmed Agne, fondateur des éditions Ki-oon, au magazine Slate en 2016.

En effet, le modèle économique du manga au Japon est basé sur la prépublication de chapitres dans des magazines hebdomadaires ou mensuels. Sous cette forme, le manga est un consommable, peu coûteux, imprimé sur du papier recyclé de piètre qualité. Les magazines, détenus par des maisons d’édition, proposent régulièrement des sondages à leurs lecteurs. Les mangas plébiscités poursuivent leur prépublication mais se voient aussi publiés sous forme de tomes reliés.

En France, malgré des tentatives, le modèle de la prépublication n’a pas fait long feu. Les éditeurs français privilégient donc plutôt l’acquisition de licences japonaises, qu’ils traduisent et publient.

Quant à la création originale à proprement parler, sans prépublication, difficile de savoir si un manga français va rencontrer son public et le succès escompté ou non. Les éditeurs français, lorsqu’ils lancent de nouveaux titres, vont alors plutôt miser sur la multiplicité : publier plusieurs œuvres en même temps, en espérant qu’au moins certaines sortiront du lot. Mais ils vont également réduire les risques financiers encourus en limitant le nombre de tomes à publier : selon les histoires, on signe un·e mangaka pour deux, trois voire cinq tomes, et si le succès est au rendez-vous, on envisagera de prolonger l’aventure.

Mais avant de les publier, il s’agit de trouver les futurs talents du manga français. Du simple dossier d’édition envoyé à plusieurs éditeurs à une proposition de collaboration entre un·e auteur·e et un·e mangaka, les moyens ne manquent pas. Et c’est sans compter sur quelques autres procédés qui se sont fait remarquer dans le milieu. Parmi ceux-là, on citera le Tremplin Ki-oon, concours lancé à l’occasion des dix ans de la maison d’édition en 2014, qui offrait au gagnant un chèque de 5 000 € et un contrat de publication. Le premier tremplin avait été remporté par la suisse Yami Shin et son manga Green Mechanic. Fortes de ce succès, les éditions Ki-oon réitèrent l’opération cette année, pour leur quinzième anniversaire.

On peut aussi évoquer le travail des éditions L’Hydre à deux têtes (H2T), qui ont eu l’idée de réadapter certains éléments du modèle de publication japonais au modèle français. Rattachées à Pika Edition depuis un peu plus d’un an, les éditions H2T se concentrent depuis 2016 sur la création originale de manga et proposent à leurs auteur·e·s un accompagnement personnalisé : des premiers balbutiements du projet à la publication des chapitres puis du tome en passant par la réalisation du story-board, ils offrent à leurs jeunes auteur·e·s soutien, conseils et corrections tout au long du processus créatif. Une relation similaire à celle que les mangakas ont avec leurs responsables éditoriaux (les tantôsha, souvent raccourci en tantô) au Japon.

Mais les similitudes ne s’arrêtent pas là puisque H2T offre à ses lecteurs un système de prépublication en ligne. Tout comme pour les livres, les versions numériques de mangas existent déjà, de même que des plateformes de publication en ligne, telles que Mangadraft, qui permettent aux mangakas en herbe de partager leur travail gratuitement. Mais H2T a créé sa propre plateforme de diffusion, Weekly Comics. Tous les chapitres y sont prépubliés selon un calendrier défini à l’avance par le mangaka, allant de une à huit semaines. Les premiers chapitres sont mis à disposition gratuitement et les suivants sont payants, à hauteur de 50 centimes le chapitre. L’auteur·e touche 60% de ces ventes en ligne et, une fois le nombre suffisant de chapitres atteints, le manga est publié sous forme de tome relié et diffusé en librairie. La viabilité du modèle peut questionner mais force est de constater qu’il a su convaincre mangakas et lectorat, en offrant une nouvelle alternative à ce qui était proposé jusqu’alors.

 

Mangaka en France : un vrai métier ?

 

À l’heure où les auteurs de tous bords se rassemblent et réclament la reconnaissance du métier d’auteur par la création d’un véritable statut social, avec les droits et la protection qui doivent lui être affiliés, les mangakas français ne sont pas en reste. En témoigne une tribune sur Actualitté, signée en août 2018 par une soixantaine de mangakas français et dans laquelle toutes et tous revendiquent « un véritable statut et affirment leur appartenance à ce qui est bien une profession. La profession d’auteur ».

En effet, malgré leur dénomination commune, les mangakas ne bénéficient pas des mêmes conditions d’exercice selon qu’ils travaillent au Japon ou en France. Au pays du soleil levant, les mangakas peuvent se reposer sur des assistants et leur confier des tâches mineures (ajout de trames, dessins d’arrière-plans, encrage…) afin de tenir leurs délais, parfois très serrés. Ces personnes sont professionnelles ou non et appartiennent parfois même à la famille du mangaka. Selon les magazines de prépublication, le mangaka devra produire jusqu’à vingt planches par semaine. C’est généralement l’auteur·e qui rémunère directement ses assistant·e·s, à la journée, à la semaine voire au mois pour certains. Tout ce petit monde travaille en atelier, que ce soit chez le mangaka ou dans un studio dédié.

À quelques exceptions près, pas d’assistant·e·s ni d’atelier pour les mangakas en France. Et beaucoup ne voient d’ailleurs pas le problème : à l’heure actuelle, même sans aide et sans structure dédiée, les mangakas français réussissent à publier leurs mangas. Le système fonctionne. Les éditeurs ne paient que l’auteur·e, qui n’a pas à diviser ses revenus avec ses assistants.

Mais, si l’on observe la situation de différents points de vue, ce cercle éditorial peut apparaître aussi bien vicieux que vertueux.

Car il y a bien un revers à cette médaille, celui du rythme de publication. Nous l’avons dit plus tôt : le manga est un format conditionné par un rythme de parution très intense. Un rythme qui s’en ressent aussi dans la fréquence des publications japonaises en France et que les français·e·s peinent à suivre. Si l’on n’attend pas d’eux d’égaler la productivité nipponne, force est aussi de reconnaître qu’on ne leur donne forcément pas les moyens de créer aussi vite ou aussi aisément qu’ils et elles le souhaiteraient.

Travaillant le plus souvent en solitaire, nos mangakas assument la création de leurs œuvres de A à Z, du story-board à l’encrage en passant par le tramage ou encore le gommage des crayonnés, et publient en général un tome par an. Un travail titanesque pour une rémunération souvent loin d’être suffisante pour leur permettre de joindre les deux bouts, alors même qu’il leur est raisonnablement impossible de mener de front un travail de création et un emploi alimentaire : « Pour des ouvrages oscillant entre 160 et 250 pages, représentant un temps plein de travail allant de 6 mois à 1 an, nous sommes rémunérés en moyenne entre 10 000 et 15000 euros bruts le tome » déclarent-ils dans leur tribune.

Pour vivre décemment de ce métier, un·e mangaka français·e devrait donc publier plus d’un tome par an. Cela aurait également l’avantage de lui assurer une visibilité plus régulière en librairie – au côté des mangas japonais – et donc potentiellement plus de ventes. Mais, comme à l’heure actuelle le manga français est toujours un marché de niche peu rentable, les éditeurs ne semblent pas vouloir courir trop de risques et investir plus qu’ils ne le font déjà. Hélas, le rendement des mangakas français·e·s n’est pas extensible à l’infini et, au vu de leurs revenus, ils n’ont pas les moyens de payer leurs (hypothétiques) assistants de leur poche. Certains éditeurs sont prêts à faire des efforts, mais pour d’autres, il faut négocier ou bien faire sans !

Pour exemple, chez Ankama, Tony Valente a délégué le tramage de son manga Radiant à son assistante Tpiu depuis le tome 9. Pendant huit ans, Reno Lemaire, lui, a travaillé avec Romain Lemaire et Salim Kafiz comme assistants, avant que ces derniers n’arrêtent pour se concentrer sur leurs propres projets. Dreamland a continué ainsi jusqu’au tome 17 et, à l’image de la femme de Nakaba Suzuki, créateur de Seven Deadly Sins lui aussi édité chez Pika, Ginette, l’épouse de Reno, a rejoint l’aventure et s’occupe de ce que celui-ci appelle les « tâches ingrates » et est créditée dans les mentions d’édition en fin de tome.

 

Si, sur le papier, le manga français existe depuis 2006, ce n’est que depuis quelques années qu’on assiste à un réel développement, même si les parutions restent relativement confidentielles pour les non-initié·e·s. Le rôle que joue l’éditeur dans la promotion de ses publications et celui que joue l’auteur auprès de sa communauté de fans restent déterminants.

Les mangas français qui tirent réellement leur épingle du jeu face aux poids lourds japonais du secteur se comptent encore sur les doigts d’une seule main. Ce qui n’empêche pas la production de croître, bien au contraire.

Il aura d’ailleurs été difficile de passer à côté du succès de Radiant de Tony Valente, édité depuis 2013 chez Ankama. Traduit dans plus de neuf pays, c’est le premier manga français à être publié au format relié au Japon (octobre 2015), mais aussi à être adapté en série animée par un studio japonais (octobre 2018). En novembre 2015, les premiers chapitres de Save me Pythie d’Elsa Brants, édité chez Kana, étaient publiés dans le webmag de l’éditeur japonais Homesha. Et puis, en janvier 2018, l’éditeur nippon Micro Magazine a annoncé le futur lancement de Monthly Tezuka Mix, un mensuel pour célébrer le 90e anniversaire de la naissance d’Osuma Tezuka. L’occasion pour les mangakas de tous pays de rendre hommage au Maître et à ses œuvres phares. Après quelques écueils et un changement de nom, Tezu Comi fut lancé en octobre 2018. Parmi les séries reprises par nos mangakas et publiées pour les japonais : Dororo (Philippe Cardona et Florence Torta, scénaristes, dessinateur et coloriste du manga Sentaï School), Le Roi Léo (Reno Lemaire) et Princesse Saphir (Elsa Brants). Autant de signes que le manga français suscite l’intérêt même au-delà de nos frontières.

Vie quotidienne, magie, mythologie, personnages racisés, baston, romance, aventure, robots, personnages LGBT+, fantasy, féminisme, musique, histoire de France ou encore littérature : la diversité est au rendez-vous dans le manga français. Des voix qui ne demandent qu’à se faire entendre, qui s’affranchissent des codes japonais sans pour autant renier leurs inspirations, le tout avec cette patte si caractéristique, qui fait toujours mouche.

Alors à l’heure où l’on promeut le made in France et une consommation plus réfléchie, pourquoi ne pas se tourner davantage vers ce qu’ont à nous proposer nos compatriotes et ainsi encourager le développement du manga français ?

 

La plupart des mangakas cité·e·s sont présent·e·s sur différents réseaux sociaux, mais la ressource indispensable à tout néophyte dans ce foisonnant milieu s’appelle Parlons manga français (PMF). Site internet, chaîne YouTube, groupe Facebook et désormais également compte Instagram, une bande de passionné·e·s s’est réunie et a décidé de fédérer une communauté autour du manga français. De quoi être à la page !

Sources :

Le manga français peut-il sortir de sa niche ? (F. Oulac, Slate, 2016) http://www.slate.fr/story/113867/manga-francais-niche

Le tremplin Ki-oon est de retour : à vos crayons ! (Ki-oon, 01/2019)
http://www.ki-oon.com/news/449-tremplin-ki-oon-est-de-retour-a-vos-crayons.html

Les Éditions H2T rejoignent Pika Édition (Manga News, 05/2018)
https://www.manga-news.com/index.php/actus/2018/05/04/Les-Editions-H2T-rejoignent-Pika-Edition

H2T, la prépublication numérique de manga made in France (B. Fasseur, Actualitté, 07/2018)
https://www.actualitte.com/article/monde-edition/h2t-la-prepublication-numerique-de-manga-made-in-france/89763

Les mangakas français rallient #AuteursEnColère (Actualitté, 08/2018)
https://www.actualitte.com/article/tribunes/les-mangakas-francais-rallient-auteursencolere/90541

Assistante mangaka : le salaire d’un assistant (Kana, 05/2013)
https://www.kana.fr/preview-assistante-mangaka-le-salaire-dun-assistant/

Un nouveau magazine hommage à Osamu Tezuka (C. Duval, ActuaBD, 01/2018)
https://www.actuabd.com/Un-nouveau-magazine-hommage-a-Osamu-Tezuka

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