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Souvent conspué parce que prétendument violent, et cela relativement tôt dans son histoire moderne (après-guerre), le manga fait parfois polémique. C’était ainsi déjà le cas à l’encontre des kashihon manga, livres ou magazines publiés pour la location et disponibles dans divers types de boutiques dans les années 1950-1965, victimes d’une vendetta de la part des parents et enseignants qui regrettaient la grande accessibilité des titres narrant des meurtres et du cannibalisme. Qu’en est-il réellement ? Peut-on s’arrêter à cela ? Peut-on comprendre les ressorts derrière cette violence ? voire, son utilité ?

 

 

La violence dans les mangas,

 

par Enirtourenef

Lorsque j’ai appris que le prochain numéro du webzine de Génération Écriture serait consacré à la BD et au manga, j’ai immédiatement repensé aux propos que me tenait la documentaliste d’un collège d’une ville moyenne que j’avais interrogée pour une émission sur la culture lorsque j’étais en service civique il y a deux ans. Elle avait commencé par dire qu’elle trouvait les mangas violents « quand même », mais qu’une formation dans une mangathèque l’avait réconciliée avec eux. Ainsi y avait-elle appris que la violence contenue dans les pages trouvait ses racines dans l’histoire du Japon et de la culture japonaise. « Ils ont tellement été frustrés pendant des siècles qu’il fallait que ça sorte ». Et d’ajouter, nous y reviendrons, que, lorsque par exemple des ciseaux entrent dans l’oreille d’un personnage pour ressortir par l’autre, ce n’est pas ce que les lecteurs voient. « C’est un peu difficile à expliquer ». Nous essaierons quand même.

 

La violence, exutoire de frustrations sociétales ?

 

Replacer l’histoire du manga dans celle de la société japonaise, c’est ce que fait avec une agréable plume Karyn Nishimura-Poupée dans un livre intitulé Histoire du manga, ressorti en poche aux éditions Tallandier en 2016. Histoire de ce Japon shogunal fermé au monde et brusquement envahi de modernité à la fin du XIXe siècle. Histoire d’une presse censurée, aussi, dans la seconde moitié de ce même siècle où « en ce début d’ère Meiji, la loi sur la presse, durcie à chaque nouvelle offensive des pro-constitutionnalistes, interdisait expressément de citer nommément, dans les articles et illustrations, les hommes au pouvoir et encore plus de les brocarder ».

À propos de l’ère Meiji, Jean-Marie Bouissou (référence précise plus loin) résume : « L’ère Meiji (1868-1912) mit [la] culture populaire sous l’éteignoir afin de forger un peuple moderne, discipliné et prêt au sacrifice. »

Le contrôle des publications recommence à la fin des années 1930, et s’amplifie « jusqu’à ne plus tolérer, tant qu’il restait du papier, que les ouvrages répercutant sans sourciller la logorrhée étatique, ou ceux qui ne répandaient que des rêves illusoires et jugés orthodoxes ». Et si les mangakas ne se rangeaient pas, ils étaient privés de papier. Peut-être sont-elles là, les frustrations, sans parler de la guerre, de la défaite de 1945, qui traumatisa le Japon dans son ensemble, jusqu’à lui faire souhaiter une paix durable et s’interroger sur sa place dans le monde.

Peut-être aussi sont-elles aussi à chercher dans l’alternance entre réussite économique et crise. Ainsi Karyn Nishimura-Poupée de remarquer, à la fin d’un passage sur le Comic Market : « Le fait que l’exubérance sexuelle, l’impudeur exacerbée et la violation d’interdits sociaux soient les thèmes les plus immédiatement perceptibles dans les mangas d’amateurs (et particulièrement dans les réalisations féminines), dénote aussi les frustrations et pulsions d’une génération de Japonais qui a grandi dans une société matérialiste, bringuebalée de bulle économique en crise systémique, qui a renoncé à descendre dans les rues pour défendre des points de vue idéologiques [il y avait eu des manifestations estudiantines en 1968], qui vit dans la hantise des innombrables contraintes sociales. Le Comiket, qui est justement né au moment où les étudiants ont cessé de manifester violemment, est en ce sens une zone échappatoire. »

La violence, un truc de mecs ?

 

Au début des années 1960, un manga publié sous forme locative, écrit par Sanpei Shirato, Ninja Bugeicho, était encensé par les collégiens dans leurs journaux, comme le rapporte Karyn Nishimura-Poupée qui cite : « Sugeee (c’est génial !), on y tranche des têtes, mutile des bras, y a des giclées de sang partout. Promis. Eh, les mecs, sans dec, louez-le […] ». Mais la violence dans les mangas est-elle un truc de garçons ?

Dans un article publié pour la revue Réseaux en 2011 (n°168-169), Christine Détrez interroge des collégiens et lycéens sur leurs pratiques de lectures, afin de répondre à la question-titre de sa publication : des shonens pour les garçons, des shojos pour les filles ?

Elle rappelle que les représentations entourant les mangas pourraient se résumer en sentimentalisme pour les filles, et érotisme et violence pour les garçons. D’ailleurs, c’est le shônen, publication pour garçon, qui a été parmi les premiers genres victimes de critiques reliant le manga à la violence, comme le rappelle Paul Gravett (Manga : soixante ans de bande dessinée, éditions du Rocher, 2005). Une violence qui serait genrée, donc, ce que Christine Détrez nous amène à confirmer.

Elle cite ainsi ses enquêtés garçons, qui disent aimer dans les mangas qu’ils lisent les combats et les armes, et abandonnent parfois une série car ils y trouvent « trop d’explications ». A contrario, ils apprécient peu les personnages qui n’aiment pas combattre et manquent de courage. À un lycéen de 18 ans de conclure son explication : « C’est vraiment violent les combats. Voilà, je vous le conseille. » Christine Détrez souligne d’autre part que ses enquêtés « naturalisent cet intérêt pour les combats par le fait qu’ils soient “des garçons” ».

Ce positionnement dans un genre se manifeste également par le rejet des shojo, ou le rejet des histoires, dire que l’on aime parce que les dessins sont sympa, ou pour renforcer sa position d’expert en mangas, ou insister sur le fait que c’est classé shojo mais qu’il y a de l’action, quand même. Cependant, trois nuances sont à apporter à cette vision dichotomique qui voudrait que les histoires sentimentales soient pour les filles et que les garçons n’apprécient que la violence.

En effet, en dépit du fait que les shônen visent une cible de garçons, ils sont accessibles aux filles et jeunes femmes. D’autre part, Christine Détrez distingue dans ses enquêtés des groupes qui mettent en avant l’intelligence aigüe des personnages. Enfin, et non des moindres, les adolescents interrogés ne cherchent pas des personnages surhumains mais des héros capables de sensibilité, et peuvent abandonner une série si son personnage principal n’en fait pas assez preuve.

 

Ne pas voir la violence ?

 

Des ciseaux qui entrent par une oreille et ressortent par l’autre, ce ne serait pas ce que les lecteurs voient lorsqu’ils tombent sur la scène. Ce propos pourrait paraître étrange au premier abord, et pourtant, ce n’est sans doute pas si incongru que cela.

Ne lit-on pas des contes aux enfants ? Les contes ne sont-ils pas remplis de violence ? Sans même mentionner les pieds coupés des sœurs de Cendrillon pour espérer entrer dans les pantoufles de verre, je puise mon exemple dans un récit trouvé dans Contes populaires et légendes du Nord et de la Picardie, publié par les éditions du Club France Loisir en 1975. Le Drapeau des tailleurs conte l’histoire d’un tailleur qui a la fâcheuse manie, lorsque l’on lui apporte du tissu pour confectionner des habits, de tailler de grands morceaux non pas pour le client, mais pour lui-même. Il les coupe et les jette dans une grande malle. Un jour, il joue des ciseaux « hélas ! si maladroitement qu’il se coupa une artère et trépassa une heure après ». N’est-ce pas violent ? Certes, il n’est pas question ici de flots de sang, de la longue agonie, mais tout de même, se couper une artère et mourir vidé de son sang, c’est violent. C’est d’autant plus violent que la phrase est jetée ainsi, tout à coup, brusquement, sans que l’on s’y attende ; comme, parfois, dans certains mangas, les scènes sanglantes arrivent sans prévenir, poussant comme spontanément entre les pages. Cette violence, celle à l’encontre du petit tailleur comme celle assénée à la belle-sœur de Cendrillon, ce n’est peut-être pourtant pas ce que l’on voit. Pas au pied de la lettre. Peut-être remarque-t-on, davantage que le sang et la douleur inhérents à de telles scènes, la morale, ou bien le rôle clef de la scène pour le reste de l’histoire (comme c’est le cas pour le tailleur). Il s’agit alors d’une violence symbolique.

Cette comparaison avec les contes, je ne suis ni la seule ni la première à la soulever. Dans un article, « Le manga en douze questions », paru pour le numéro 195 de la revue Le Débat en 2017, Jean-Marie Bouissou la fait. Question : le manga est-il dangereux pour les adolescents ? Réponse : le succès du manga pour adolescents renvoie à ce que Bettelheim dit des contes de fée dans sa Psychanalyse des contes de fée (Robert Laffont, 1976), à savoir : l’enfant les aime parce qu’ils sont divertissants et plein de suspense, mais aussi parce qu’ils sont « accordés à ses angoisses et à ses aspirations », ses désirs confus et ses craintes indicibles (abandon, mort). Ils promettent qu’il s’en sortira. Les lecteurs y reconnaissent leurs interrogations, leur part d’ombre, mais aussi leurs espoirs. « Ce faisant, le manga satisfait leurs besoins psychologiques fondamentaux », écrit Bouissou.

À ce propos, pour la même émission à l’occasion de laquelle j’avais interviewé la documentaliste de collège précédemment citée, j’avais également réalisé un micro-trottoir. Un jeune homme, dans la vingtaine, m’avait alors déclaré préférer les vieux auteurs, « les nouveaux auteurs de manga sont moins portés sur les problèmes sociaux, je trouve » ; mais surtout que « généralement [les auteurs] montrent pas leurs problèmes [ceux des personnages] de manière flagrante, c’est plus dans le “sous-texte” on va dire, c’est ça que je trouve intéressant, c’est que les gens sans s’en rendre compte ils lisent un truc et… ça peut apporter une réponse à leurs problèmes sans le savoir. Les dessins sont jolis… c’qui permet de faire passer mieux le message, je trouve ». Tout est dit.

 

Conclusion

 

S’il fallait résumer ce qui vient d’être dit il s’agirait de rappeler que le manga, qui trouve ses origines dans la bande dessinée occidentale (je vous laisse vous procurer le livre de Karyn Nishimura-Poupée pour en savoir plus, car ce n’est pas ici mon propos) a évolué dans la société japonaise et s’est nourrie d’elle. Ainsi, la violence dans certains mangas (car l’offre est d’une immensité insondable !) est inhérente à l’histoire de la société japonaise.

Cette violence rencontre des stéréotypes de genre (l’homme courageux et fort, prêt à se battre, et la femme sentimentale) dont s’emparent ou pas les jeunes lecteurs. Et cette violence, surtout, peut se lire d’une manière toute symbolique, à l’image de celle que l’on trouve dans les contes de fées.

Mais je ne pourrais pas conclure cet article sans parler des cinq pièges de la lutte contre la violence, à l’attention de ceux qui conspuent sa présence dans la société en général et les productions culturelles en particulier. Ces cinq pièges sont mentionnés par Jean-Pierre Klein dans « La Violence de l’imagination contre la violence de l’acte », article publié en 2011 dans le numéro 53 de La Nouvelle Revue de l’adaptation et de la scolarisation.

Premier piège : le haut degré de contagion de la violence : soit on répond à la violence par la violence, soit l’on se soumet, la faisant victorieuse dans les deux cas. Deuxième piège : l’apologie de la « prise de conscience », l’auteur explique : l’acte violent ne se résout pas uniquement par le penser mais aussi par l’agir. Troisième piège, qui peut-être nous intéresse un peu plus ici : la diabolisation de la violence, la conviction que la violence c’est le mal, et l’utilisation d’images abjectes pour convaincre l’interlocuteur. Quatrième piège, qui est celui qui concerne le plus notre cas : la confusion désir/acte. La dénonciation de la pensée ou du désir violents, ce qui se manifeste aussi par la volonté d’éliminer y compris les gros mots et les armes en plastique (or, tout cela constitue des manifestations symboliques de la violence !).

Le cinquième piège, moins intéressant pour nous : la parole préventive de l’acte : ce n’est pas parce que l’on prend position, dans le calme, contre la violence, que l’on empêche, dans certaines situations, l’irruption de la violence.

Ainsi, la critique faite à la violence se trouvant dans une partie de la production des mangakas peut tomber dans le quatrième piège susmentionné. Or, ce n’est pas parce que l’on a des pensées violentes, ou des lectures qui contiennent de la violence, que l’on devient violent.

Enirtourenef
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