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Considéré comme l’auteur de fantastique le plus influent du XXe siècle, cité comme référence par de nombreux auteurs et réalisateurs tels que Stephen King, Neil Gaiman, Alan Moore ou encore Guillermo Del Toro, H. P. Lovecraft est aujourd’hui devenu un auteur classique de la littérature d’horreur. Sa vie difficile, ses écrits horrifiques et son univers malsain ont créé tout un pan de culture aujourd’hui encore largement étoffé, romancé et commenté.

Un auteur torturé

 

Si on retrouve pessimisme, fatalisme et démence dans ses écrits, c’est qu’Howard Phillips Lovecraft n’a pas eu une vie heureuse. Né à la fin du XIXe siècle, à Providence dans l’état du Rhode Island, il perd son père à 8 ans, interné à l’hôpital suite à des crises de folie. Très intelligent, surdoué même, il est élevé principalement par son grand-père, qui lui inculque le goût de la lecture, de la poésie, de l’astronomie et des écrits gothiques, notamment Edgar Allan Poe. Maladif et solitaire, il n’aura que l’éducation que lui transmet ce grand-père, qu’il perd à l’âge de 14 ans. À cette époque, sa famille tombe dans la misère, et le jeune prodige pense alors au suicide.

 

 

H. P. Lovecraft,

 

par nameless

Après sa dépression nerveuse, qui lui coûte son diplôme, il s’enferme dans la solitude. Son seul lien avec le monde extérieur est l’écriture. Il s’essaie à la poésie, commente plusieurs de ses lectures, écrit comme lecteur à certains magazines, puis s’investit lentement, adhère à l’United Amateur Press Association dont il devient rédacteur en chef, puis président à l’âge de 27 ans. Ces honneurs lui permettent de renouer avec le bonheur de vivre, il le dira lui-même dans ses lettres ; cet homme renfermé, évitant la foule et la compagnie, entretient une énorme correspondance. Son cercle d’amis, surnommé le Lovecraft Circle, contient de nombreux auteurs de l’époque, tels Robert Bloch, Clark Ashton Smith et Robert E. Howard. Poussé par ce cercle, il va se remettre à écrire, et publiera, en 1919, son premier récit professionnel. Sa carrière d’écrivain est lancée.

 

Hélas, la malchance va vite s’abattre de nouveau sur lui. Sa mère meurt à l’hôpital un an et demi plus tard, suite à des crises d’hystérie et une dépression, le laissant là encore dans un profond abattement. En 1924, il déménage à New York pour s’installer avec la femme qu’il vient d’épouser. Hélas, le couple chavire face aux soucis d’argent et aux soucis de santé, et la procédure de divorce est entamée moins de trois ans plus tard. Il retourne à Providence, sans jamais avoir réussi à trouver sa place dans la métropole. Rebuté par la foule et le caractère cosmopolite de la ville, il s’enferre davantage dans un racisme élitiste. Fasciné par la période de faste anglaise du XVIIe siècle, il considère la bourgeoisie anglaise cultivée (les WASP) comme le summum de la race humaine, dont il fait bien évidemment lui-même partie.

 

En 1926, commence une période d’abondance littéraire. Il écrit beaucoup : de très nombreuses nouvelles pour les magazines pulp de l’époque, dont le très connu Weird Tales, mais aussi comme nègre littéraire pour pouvoir subvenir à ses besoins, hélas sans grand succès. Son cercle, avec qui il entretient toujours des relations privilégiées et très abondantes, lui emprunte souvent des éléments de ses histoires, ce dont Lovecraft retire une certaine fierté.

Malheureusement, bien qu’il soit beaucoup lu, il n’est pas très connu, et ses publications ne suffisent pas à le faire vivre. En 1933, il est forcé de vendre sa maison et retourne vivre avec une de ses tantes, ce qui lui coûte beaucoup. Trois ans plus tard, le suicide de son ami Robert E. Howard le touche cruellement. Il n’aura jamais l’occasion de s’en remettre, un cancer de l’intestin l’emporte à peine un an plus tard, en 1937, à l’âge de 47 ans.

Un univers dégénérescent

Si Lovecraft est un écrivain aux qualités reconnues, la noirceur de son univers est un élément incontournable, et c’est ce qui fait qu’il est encore considéré comme un influenceur majeur un siècle plus tard. Le terme d’horreur cosmique est celui qui colle le mieux à ses créations.

 

Il aborde de nombreux thèmes et de nombreuses problématiques dans lesquels les buts et aspirations humaines sont dérisoires, insignifiantes et inutiles. Face aux grands progrès de l’époque dans les sciences (astronomiques, entre autres), il met fin à l’anthropocentrisme et crée des forces interstellaires dont les buts, moyens, manigances et réalités dépassent même l’entendement humain : « [...] d’une effroyable race interstellaire dont le lieu d’origine devait se trouver très en dehors du plus grand cosmos connu : le continuum espace-temps d’Einstein. » (Celui qui chuchotait dans les ténèbres, H. P. Lovecraft). Chez Lovecraft, les dieux ne sont pas aimants et n’ont que faire des pitoyables vies humaines. L’humanité est généralement considérée comme une fourmilière à peine dérangeante, futile, avec ses histoires de sombres malédictions, de cultes sanglants ou de rituels horrifiants tentant d’attirer l’attention de ces êtres cosmiques : « […] une étrange tribu d’esquimaux dégénérés dont la religion […] l’avait désagréablement impressionné par son caractère sauvage et immonde. » (L’appel de Cthulhu, H. P. Lovecraft).

 

Tout en étant d’une netteté à couper le souffle, sa prose ne permet pas de comprendre ce à quoi les personnages font face, installant un malaise profond chez le lecteur : « Aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de l’ordre cosmique » (L’appel de Cthulhu, H. P. Lovecraft).

 

L’une des autres forces de son écriture est d’insérer dans ses récits de nombreuses références au quotidien et d’assurer ainsi une étrange crédibilité à son horreur, qui ne paraît que plus effroyable en comparaison : « […] la géométrie était anormale : on n’était pas sûr que la mer et le sol fussent horizontaux, de sorte que la position relative de tout le reste semblait fantastiquement variable. » (L’appel de Cthulhu, H. P. Lovecraft). En utilisant un vocabulaire technique et pointu, scientifique, il accentue la différence entre la froide analyse et l’aberrante inconcevabilité des monstres qui hantent les profondeurs abyssales, nordiques ou stellaires. Il écrit ses nouvelles comme s’il s’agissait de lettres retrouvées, de fragments de journaux intimes ou de confessions : « Ce qui suit, je l’écris dans un état mental encore passable, même si demain je n’existerai plus. » (Introduction de Dagon, H. P. Lovecraft). Il place l’action dans son monde contemporain, de façon si réaliste et authentique que nombre de ses lecteurs lui demandèrent où il était possible de trouver le fameux Necronomicon de l’Arabe fou Abdul Al-Hazred, créé et cité à plusieurs reprises par Lovecraft.

 

La folie est un autre ressort régulièrement utilisé par Lovecraft. Ses personnages, confrontés à des réalités qui les dépassent, à des savoirs interdits, connaîtront tous un destin funeste : « Je chercherai avec mon revolver l’oubli qui est le seul refuge contre l’innommé et l’innommable » (Le chien, H. P. Lovecraft). Le fait que la plupart de ses récits soient racontés à la première personne implique davantage le lecteur, et une telle proximité avec la folie plonge encore un peu plus dans le malaise : « Je me trouve sans le sou, au terme de mon supplice de drogué qui ne supporte plus la vie sans sa dose, et je ne puis endurer plus longtemps ma torture. » (Dagon, H. P. Lovecraft). La plupart de ces gens, normaux, en viennent à des extrémités sordides. Confrontés à des choses dépassant leur entendement, ils dérogent à leurs valeurs, brisent leurs principes et détruisent leur construction sociale : « Il est vrai que j’ai logé six balles dans la tête de mon meilleur ami, et pourtant j’espère montrer par le présent récit que je ne suis pas son meurtrier » (Le monstre sur le seuil, H. P. Lovecraft).

 

Enfin, Lovecraft sait distiller l’information au compte-goutte. Certaines de ses nouvelles sont obscures, sans que le lecteur ne connaisse tous les tenants et les aboutissants de l’histoire. On retrouve cette notion d’humanité dépassée par les événements, et cette inéluctabilité qui imprime un profond sentiment d’impuissance à la lecture. De plus, le malaise est entretenu par le sentiment de menace rampante, jamais décrite réellement mais rôdant aux limites de la perception du personnage, et de l’imagination du lecteur : « […] oui, cela avait forme, un millier de formes de l’horreur au-delà de toute pensée. » (L’innommable, H. P. Lovecraft). Le manque d’informations laisse le lecteur sur sa faim, et les images qu’il s’est créés continuent de hanter ses pensées longtemps après sa lecture.

 

Un héritage de démence et d’horreur

 

Peu reconnu de son vivant, H. P. Lovecraft a depuis vu son nom écrit en lettres d’or au panthéon des auteurs d’importance. Son influence se ressentait déjà parmi ses confrères contemporains, le Lovecraft Circle, qui piochaient dans le vaste univers qu’il décrivait à travers ses écrits et ses lettres (plus de 100 000 lettres). Robert E. Howard, notamment, utilise le Necronomicon dans Conan. Cependant, à la mort de Lovecraft, c’est surtout son ami Auguste Derleth, aidé de Donald Wandrei, qui entreprend de créer tout une mythologie à partir des écrits de Lovecraft. Premièrement, il fonde en 1939 Arkham House, qui a pour projet de rassembler et éditer tous les écrits de Lovecraft, publiés dans des dizaines de magazines et revues pulp. Bien que la manne financière ne soit pas au rendez-vous, le travail de cette maison est de première importance pour la sauvegarde du travail de Lovecraft, et elle sera récompensée à ce titre par le World Fantasy Award en 2005.

 

De plus, Derleth va structurer et enrichir l’univers lovecraftien, bien que ses apports soient contestés par le manichéisme qu’ils y apportent. Le Mythe de Cthulhu est une invention de Derleth ; Lovecraft ne voyait en son panthéon qu’un outil littéraire. Il n’avait qu’une vision nébuleuse, ouverte, de son univers et ne s’en servait que comme toile de fond à une horreur omniprésente. Derleth a largement ordonné l’univers, et ses apports seront largement repris et utilisés. Le Necronomicon, par exemple, n’est jamais développé en profondeur par Lovecraft. Il lui crée certes une histoire, mais n’en cite des passages que pour servir son récit. Il rappellera régulièrement à ses lecteurs qui lui demande des informations que ce livre n’est qu’une création de l’esprit. Néanmoins, la récurrence de cet ouvrage chez plusieurs auteurs (dont Howard) intéresse fortement les lecteurs, et Derleth apportera de nombreuses précisions à son sujet. Mais il faudra attendre sa mort et la disparition de son emprise sur l’héritage de Lovecraft pour qu’apparaisse le Necronomicon Simon en 1977 (soit 40 ans après la mort de Lovecraft), considéré aujourd’hui encore comme la plus crédible des éditions du livre maudit.

 

En 1981, le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu apporte sa pierre à l’édifice. Plongeant des générations de joueurs dans le monde sordide, fou et dément de l’univers lovecraftien, qu’il contribue à structurer et à enrichir. Au fil du temps, les références s’accumulent : l’Arkham Asilum de Batman, Beyond de Wall of Sleep de Black Sabbath, le jeu vidéo Darkest dungeon, ou plus curieusement en astronomie, où une certaine région obscure de Pluton est appelée Cthulhu Regio.

 

Aujourd’hui, Lovecraft et son héritage sont intimement liés. Nombre de romans et récits fantastiques incluent l’auteur au sein même de son univers, chercheur, fou ou versé dans l’ésotérisme. La série Supernatural, par exemple, mixant mythes chrétiens et lovecraftiens, en fait un occultiste qui ouvre les portes du purgatoire, libérant les Grands Anciens. Le film Détective Philippe Lovecraft raconte l’histoire d’un privé chargé de retrouver un mystérieux livre nommé Necronomicon...

 

L’univers lovecraftien a encore de beaux jours devant lui. Il continue de répandre ses tentacules de folie et d’horreur dans tous les pans de la culture. Littérature, jeux de société, cinéma, bandes dessinées, séries, musique ou encore sculpture (la ville de Providence a inauguré une sculpture à son effigie) : tous sont contaminés par l’horreur rampante et le malaise qui investissent sournoisement chaque pan de la société.

nameless
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