

c'est le lac
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texte n°2 : Que Linda
par Marie Martin-Pires
Ne pas faire demi-tour, continuer à avancer. Il lui fallait fuir tout ce qu’elle connaissait, tout ce qu’elle avait pu chérir. Enfin, allait-elle aimer la seule personne qui compte à présent ?
Il lui avait fallu beaucoup de courage pour faire son sac et encore plus pour le jeter dans cette barque si frêle qui l’amènerait de l’autre côté de la frontière ondulante que formait le Minho.
– 29 mai 1973 : Linda entendit des rumeurs dans sa rue. Des étudiants avaient critiqué Francisco Franco haut et fort. Quels idiots…
– 24 avril 1975 : Rosa murmura quelques vers à sa voisine ; des capitaines de l’armée marchaient sur Lisbonne.
– 25 avril 1975 : Œillet à la boutonnière, les Portugais de Perpignan chantaient la libération prochaine de ceux qu’ils avaient laissés aux pays. Bientôt, Linda pourrait revoir sa sœur restée là-bas.
– 1er décembre 1979 : Linda chantait un fado pour endormir sa fille. Amanda était née en France, fort heureusement, elle aurait une bonne vie.
– Un jour normal de 1987 : Linda, dos voûté, gagnait sa vie à la musique de l’aspirateur. Le matin, la cuisine, après dix heures, les chambres des enfants. Tant de beaux jouets dans les coffres d’Antoine et Pascaline. Madame Moreau était bien chanceuse.
– 29 décembre 2007 : Linda recevait comme d’habitude ses étrennes de la part de Madame Moreau. Elle n’avait pas eu de coup de fil d’Amanda encore. Elle se dit que sa jolie petite fille avait bien grandi. Si intelligente et courageuse de s’être exilée si loin, en Chine, pour travailler. Le dernier coup des sept heures sonna : merci Dieu pour tout cela.
– 6 mars 2010 : « Me voici grand-mère, enfin ? ». Linda courut pour décrocher le combiné de téléphone. L’enfant était en pleine santé, il s’appelait Victor. Bientôt, Amanda rentrerait chez elle. Linda se promit de tout faire pour aller la voir. Elle chanta et esquissa quelques pas de danse de bonheur.
« Pardon »
Victor, triste, acheva la phrase de sa mère. Du haut de ses six ans, il voyait qu’elle pleurait trop pour finir. Sa maman était tellement jolie. Et sa mamie si gentille, toujours à lui faire des rabanadas. Mais Mamie était au ciel. Maman lui expliqua que Mamie ne chanterait plus, ne ferait plus de pain perdu. Victor pleura aussi. Lacrimosa.
Linda, Linda, qu’avons-nous laissé faire ?
Mamie, Mamie, tu nous étais si chère.
Mais la musique de ton cœur ne s’accordait pas
Avec le rythme des coups de notre Papi et Papa.
Ta très chère sœur tu avais laissée derrière
Pour échapper à celui que tu as appelé Père.
Tes chants étaient secrètement rythmés
Par le battement des poings qui te frappaient.
Derrière ton sourire, tu mourrais.
– 1973 : Rui dut partir, s’envoler à la guerre, le père de Linda était furieux qu’il ait engrossé sa fille de dix-sept ans. Le vieux Bento la frappa pour qu’elle fasse une fausse couche, Linda s’enfuit jusqu’en France, toujours enceinte.
– 1974 : Sans le sou, elle accepta la proposition de Simon Verdeuil. Le mariage eut lieu en avril. Amanda serait en sécurité et aurait un père vivant.
– 1975 : Premier séjour à l’hôpital. Simon l’avait trop battue, elle avait une jambe cassée. Rosa, la voisine, était venue chercher Amanda.
– 1976 : Simon était stérile, elle le savait bien, mais elle continuait de se taire quand il la violait.
– 1979 : L’hôpital confirma le diagnostic. Éliane, infirmière, remarqua les bleus sur les jambes de Linda, mais ne dit rien.
– 1980 : Coups, sept points de suture, un signalement aux services sociaux.
– 1989 : Déjà le troisième séjour à l’hôpital pour Linda.
– 1996 : Allegro.
– 1999 : Coups, coups, coups.
– 2000 : Coups, coups, coups.
Coups, coups, coups.
– 20- : Coups, coups, coups.
2001 : COUPS
DOULEUR
CRIS
PLEURS 2006
Amanda est partie, Dieu est grand, qu’il m’accorde la miséricorde, et son pardon.
Amen.
COUPS… encore, encore, tous les jours… pas devant le gendre.
Coups sur cette femme trop aimante.
« MEURS »
« ARRÊTE DE CHANTER »
– Au XVIème siècle : Harvey découvre la circulation sanguine.
– 2017 : Pas de chance pour Linda, trop de veines éclatées, trop de traumatismes déjà. Le retour du sang au cœur ne se fera pas, trop faible.
Au revoir et pardon.