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Le rôle de sa vie

texte n°2

 

Bienvenue. Entre.

Mets-toi à l’aise. Prends un siège... Les autres ont déjà commencé, mais peu importe.

Tu n’as rien raté de très important.

Attends, je vais te présenter. Les autres, voici Chris.

 

« Bonjour, Chris ».

 

Tu vois ? Tout va bien se passer.

Alors... Reprenons.

Vous avez normalement dû déposer toutes vos affaires à l’accueil. Question de sécurité, j’espère que vous comprendrez, et que vous saurez nous pardonner. La suite des opérations est simple. Nous avons préparé votre chambre, en essayant au maximum de tenir compte de votre contexte personnel, votre culture, votre époque...

N’hésitez pas à nous signaler si quoi que ce soit peut être amélioré. Vous êtes ici pour un certain temps, assurez-vous de disposer d’un maximum de confort...

 

Chris n’écoutait plus, incapable de rester concentrée bien longtemps sur le même sujet. Un défaut qui lui avait déjà coûté cher. Lorsque l’assemblée se leva d’un bloc, elle suivit le mouvement, déboussolée, et leur emboîta le pas.

Le couloir dans lequel ils s’engouffraient lui rappela un vieil hôpital dont le souvenir lui échappait dès qu’elle tentait d’en préciser les contours, à commencer par le nom ou même la ville. Chacun des participants s’arrêtait devant une porte, glissait une carte dans la fente faisant office de serrure, pour ne plus réapparaître. Et ainsi, petit à petit, ne restait plus que sa guide, elle et l’ultime porte au bout du couloir.

 

« Ça va aller, chérie ? »

 

La voix de sa guide possédait la même saveur que celle de sa vieille institutrice de l’école primaire. Rauque, âgée (forcément, du point de vue d’une enfant), bienveillante, mais en même temps pressée, une voix, finalement, de fonctionnaire payée à l’heure depuis trop d’années.

 

« Tout va bien se passer. Prends place. Tu verras, c’est très simple. Je sais que tu as peur, mais bientôt, tu t’en voudras d’avoir ressenti cela. Installe-toi confortablement. Assise, allongée, ça n’a pas d’importance. Ca va commencer. »

 

À peine avait-elle pris ses aises sur le vieux lit que l’écran s’alluma, que les lumières s’éteignirent, que le déclic en elle, enfin, se fit.

De la chambre de la maternité aux bancs de l’école.

Des chocolats chauds du goûter de Mamy aux premiers baisers.

Des gifles de sa mère aux portes de l’ANPE.

De son mariage triste à la joie intense, mêlée d’une crainte absolue, d’être mère à son tour.

De ses drames d’enfant, absolus de détresse, à la solitude de sa pré-retraite anticipée.

 

Tout, tout cela, sur la lueur tiédasse d’un vieil écran, dans une piaule d’hôpital sordide.

Fascinée, ne sachant si l’instinct qui lui retournait les tripes était fiable, elle n’osait basculer dans le désespoir et vacillait, l’esprit au bord du vide, le regard rivé sur l’écran.

Sa vie, toute sa vie.

Pour l’éternité.

Lorsque l’accident, enfin, marqua le terme de l’émission, elle jugea qu’à la télé, la tôle que l’on sent se froisser n’était pas aussi effrayante que dans la vraie vie. Le choc d’être le seul point fixe, assise derrière le pare-brise, moins traumatisant.

Ça y était, le film de sa vie s’achevait. L’écran s’éteignit.

Elle se leva, déboussolée, mais avide de quitter la chambre, de sortir de cet enfer, de ne plus être spectatrice de sa vie éteinte. Elle frappa à la porte. Sans résultats.

Sur l’écran, le film, rembobiné, redémarrait. Et, alors seulement, elle sentit le vertige.

 

 

Sylvain Ledig

 

 

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