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Le rôle de sa vie

texte n°3

 

« Tremblez, pauvres mortels ! Ma vengeance sera terrible ! »

 

Un éclat de rire salua cette réplique, doulant dans l’assemblée comme une vague. Il faut dire que celui qui venait d’invectiver ainsi les héros, s’il avait une tête de diable cornu plutôt effrayante, ne mesurait qu’un peu plus d’un mètre. Il s’avança d’un pas sur la scène, le poing serré et la bouche grimaçante… pour mieux s’étaler de tout son long, les pieds entravés par sa longue cape.

Cette nouvelle prouesse fut à l’origine d’un fou rire plus général encore que le précédent.

 

« Vous semblez fatigué, Empereur-Démon, fit le bel Adanas avec une révérence. Nous poursuivrons cette conversation une prochaine fois ! »

 

Et la bande d’aventuriers s’échappa dans les coulisses sous les acclamations du public, pendant que leur adversaire, enragé mais impuissant, tentait en vain de se relever. Le rideau se ferma sur son visage déformé par la fureur.

 

Après les rappels, tout le monde se retrouva dans les loges partagées entre la joie et l’épuisement. Les femmes enlevaient leur corset et leurs toilettes encombrantes sans s’embarrasser d’une quelconque pudeur, tandis que les hommes ôtaient postiches et maquillage.

Kalyan, l’interprète de l’Empereur-Démon, était ravi de se débarrasser de son masque hideux. Une main amicale se posa sur son épaule : c’était Adanas, qui jouait le meneur des aventuriers.

 

« Mon vieux Kalyan, tu étais parfait, une fois de plus !

— Merci, grand, tu n’étais pas mal non plus…

— Non, franchement, ton sens du comique est incroyable ! J’avais du mal à me retenir de rire…

— Bah, tu sais, en tant que nain, j’ai l’habitude qu’on rie de moi, ça doit venir de ça.

— En tout cas, ce succès, c’est grâce à toi. Bravo ! »

 

Et, avec une dernière tape sur l’épaule, il repartit. Un sourire aux lèvre, Kalyan se tourna vers la belle Ophyr, qui était en train d’ôter sa perruque bouclée.

 

« Et toi, comment tu m’as trouvé ?

— Oh, tu étais formidable, mon chou, répondit-elle avec un clin d’œil. Dommage que tu aies oublié une réplique dans le deuxième acte. »

 

Kalyan retourna à son miroir, un peu assombri. Il n’avait pensé qu’à ça pendant toute la fin de la pièce, cette réplique oubliée. Le public n’avait rien remarqué, bien sûr, mais son perfectionnisme en souffrait terriblement. Et maintenant sa dulcinée remettait ça sur le tapis…

Pour se changer les idées, il ouvrit le tiroir de sa commode pour y ranger le masque de l’Empereur-Démon. Surprise, il y avait déjà un paquet à l’intérieur. Kalyan attrapa le billet qui était posé dessus. « Pour atteindre la perfection. De la part d’un admirateur. T. »

Fronçant les sourcils, il ouvrit le paquet. Dans la boîte, soigneusement enveloppé dans du velours rouge, il y avait un autre masque d’Empereur-Démon. Mais il était… différent. Sculpté dans l’ébène, il arborait des traits cruels et inhumains. Les dents qui dépassaient de la bouche semblaient capables de déchiqueter aisément un bras. Quant aux cornes, noires et torsadées, elles semblaient pouvoir transpercer une armure.

 

« Tu sais qui… ? » fit Kalyan en se retournant.

 

Mais Ophyr n’était plus là. Le temps devait avoir passé plus vite qu’il ne l’avait cru, car il restait seul dans les loges. Seuls des rires au loin témoignaient d’une présence.

Kalyan souleva le masque. Il était de bien meilleure facture que le sien, plus effrayant. Avec ça, c’est sûr, les prochaines représentations seraient un triomphe. Il le posa sur son visage : il semblait avoir été sculpté sur mesure.

En se regardant dans le miroir, il sursauta. Les traits semblaient s’animer, les veines pulser sous la peau et une flamme brûler dans ses orbites. Il essaya de l’ôter mais n’y arriva pas : le masque semblait collé à son visage.

Un peu inquiet, il se leva en trébuchant.

 

« Chérie ? »

 

Il n’était pas dans les habitudes d’Ophyr de disparaître ainsi. Ça et ce masque qui ne voulait pas s’enlever… Il sentait la colère l’envahir.

Les rires au loin s’étaient mués en chuchotements empressés. Il avança dans cette direction. Les voix devinrent audibles, et il reconnut avec colère celles d’Ophyr et Adanas

 

.« Non, arrête, pas ici, tu es folle… » disait Adanas.

 

Et Ophyr lui répondait avec une voix haletante :

 

« Maintenant ! Je n’y tiens plus… »

 

Il tira le rideau qui le séparait du couple d’une main crispée par la fureur. Ophyr et Adanas étaient allongés sur un tas de costumes de scène, à demi-nus, et la rougeur de leur visage ne laissait pas de doute sur ce qu’ils étaient en train de faire. Entendant le rideau coulisser, ils sursautèrent. Ophyr attrapa un coussin pour camoufler sa poitrine et Kalyan connaissait pourtant parfaitement.

Adanas se mit à bafouiller, comme il ne le faisait jamais sur scène.

 

« Ka… Kalyan ! Te voilà enfin ! Je… je lui disais d’arrêter ! »

 

Kalyan serra le poing sur le rideau qu’il agrippait, dévoré par la fureur, et une flamme jaillit de ses doigts pour venir lécher la tenture.

À sa grande joie, Ophyr poussa un cri d’effroi. Il tendit la main vers elle.

 

« Tais-toi, catin ! »

 

Et son masque cracha une flamme qui alla engloutir la belle infidèle. Ses cheveux en feu, elle se roula au sol en hurlant, ne faisant que propager l’incendie.

Alors Kalyan se tourna vers Adanas, blême de stupeur, et il rugit avec satisfaction, les orbites crachant des flammes :

 

« Tremble, pauvre mortel ! Car ma vengeance sera terrible ! »

 

Alain Moya

 

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