

Au bonheur des dames,
d’Émile Zola
par Fiona
Le dernier article que j'ai rédigé pour le webzine était sur la new romance (et principalement sur pourquoi je n'aime pas ça, mais chut.) Aujourd'hui, on va parler de pourquoi la new romance n'a rien de « new » et n'a rien inventé. Aujourd'hui, on va parler d'une « romance » entre une jeune femme pauvre et un homme qui a Paris à ses pieds, on va parler du XIXe siècle, on va parler Zola.
Je n'ai pas beaucoup lu de Zola, à vrai dire, jamais pris le temps de me pencher sur la folle liste de ses romans et de ses nouvelles. Avez-vous lu des nouvelles de Zola ? Je vous le conseille, c'est absolument fabuleux. Les nouvelles de Balzac aussi, d'ailleurs. Chaque mot est savamment ciselé et enchâssé dans une phrase avec le talent d'un joailler pour en faire un bijou d'élégance et de précision. Ces types-là, ils ne rigolaient pas avec le vocabulaire. C'est une très belle langue française, riche et soignée.
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Mais bref, revenons-en à nos moutons. Aujourd'hui, je vais vous parler du roman qui est peut-être le plus accessible (quoique en librairie je voie beaucoup les enseignants prescrire Thérèse Raquin) que j'ai lu en seconde en un après-midi (parce que, d'accord, j'étais à la bourre pour la classe, mais aussi parce que je l'ai trouvé passionnant) : Au bonheur des dames.
C'est l'histoire de Denise, jeune femme orpheline de la campagne qui est montée à Paris avec ses frères pour trouver un emploi comme couturière chez son oncle. Malheureusement, la boutique de son oncle tourne de moins en moins bien, parce qu'un grand magasin, Au bonheur des dames, étend son influence sur tout le quartier. Son oncle lui conseille donc d'aller s'adresser directement au magasin où elle sera plus sûre de trouver un emploi.
Elle finit par y être embauchée parce que le patron, Octave Mouret, lui trouve une mine charmante. Avec son allure modeste et sa discrétion, elle n'est pas tout de suite très bien intégrée à l'équipe, mais se fait une place peu à peu. Mouret continue de la surveiller de loin, il y a des quiproquos, elle finit par être licenciée du Bonheur, travaille dans une autre boutique qui décline à cause de l'influence du Bonheur, est convaincue par Mouret, qui la poursuit de ses assiduités, de retourner travailler au Bonheur, est harcelée par les maîtresses jalouses de Mouret et... je ne vous en dis pas plus, si vous voulez savoir la suite, le livre est dispo gratuitement en format numérique et on peut le trouver à 2-3€ dans toutes les librairies.
Est-ce que ça ne vous semble pas familier, quand même, cette histoire de pauvrette qui finit par se laisser séduire par le puissant BG ? Voilà. La new romance n'a rien de nouveau, ce roman est sorti en 1883, prépublié l'année d'avant. Et même si, techniquement, c'est un des romans qui finit le mieux dans la longue histoire des Rougon-Macquart, il titille quand même vachement mon côté féministe.
Ce qui est intéressant, cela dit, c'est que Zola n'écrivait pas des romances. Bon, évidemment, il décrivait les relations qui se tissaient entre les différents personnages de ses histoires, mais il s'intéressait à ce que ces relations dépeignaient de son époque et il s'attachait à dépeindre son époque. Il fait partie des naturalistes, dont il est le chef de file, ces écrivains qui observent leur époque avec un regard presque sociologique.
C'est ce qui change tout, c'est ce qui fait que le propos de Au bonheur des dames va beaucoup plus loin qu'une simple histoire d'amour entre une gourde et un play-boy avec un hélicoptère : d'abord le scénario se construit sur l'évolution des grands magasins (type Le Printemps ou Le Bon marché, qui ont vraiment existé à Paris à cette époque et qui ont eu le même effet sur les petits commerces à la fin du XIXe que les hypermarchés sur nos centre-villes. #lesleçonsdupassé) et comment ces pieuvres tentaculaires avalaient tous les commerces avoisinants. Le parallèle entre la situation de Denise vis-à-vis de Mouret et la situation des petits commerces comme celui de son oncle face au Bonheur est assez évident avec un peu de recul : elle est aspirée dans cet endroit comme le reste du quartier.
On passera sur le côté « en insistant un peu (beaucoup), on finit par avoir la fille, même si elle s'est fait humilier pendant environ la moitié de l'histoire parce que tout le monde a remarqué qu'elle m'avait tapé dans l'œil » pour s'intéresser au caractère de Denise, qui est une jeune femme besogneuse, discrète mais à l'écoute de la clientèle, bref, elle travaille beaucoup et parle peu, ce qui est particulièrement intéressant à cette époque. Mais elle a aussi une dignité que Mouret a du mal à comprendre (et qu'il aimerait bien sinon briser au moins plier).
Il me revient notamment cette scène sublime où l'une des maîtresses de Mouret l'a fait venir pour lui montrer qu'un manteau qu'elle a acheté chez lui ne lui va pas. Elle l'invite dans sa chambre où elle est en train de faire reprendre le manteau par Denise. Mouret s'est déclaré à Denise quelques temps auparavant (parce que Mouret est certes riche et plutôt bien fait de se personne, mais il n'est pas torturé, c'est déjà ça) mais son ancienne maîtresse fait tout pour mettre Denise mal à l'aise, lui rappeler qu'elle a accueilli Mouret dans cette même chambre, qu'il est à elle et que Denise n'est qu'une petite couseuse de bas-étage qui n'aura jamais le respect de Mouret.
Le talent de Zola dans cette scène est incroyable et, même après treize ans, je m'en souviens encore. Le silence à la fois résigné et insoumis de Denise a une texture, on a l'impression d'être dans cette pièce à cet instant et le malaise est palpable. Mouret jongle entre l'embarras et la colère, et la maîtresse est bouleversée de tristesse et de rage (et en plus, ce vêtement ne lui va vraiment pas). Chacun des personnages est en colère, en fait, chacun pour des raisons différentes, mais il y a vraiment quelque chose qui se joue dans cette scène.
On parle toujours des descriptions interminables de Zola, mais il est bien loin de n'écrire que ça. Des scènes comme celle-ci, il y en a tout au long du roman et elles sont théâtrales à la virgule près. À une époque, j'aurais adoré jouer Zola sur les planches d'un théâtre.
Et puis il y a tellement de lectures et de symboliques plus ou moins cachées !
Pour la scène ultime, par exemple (attention spoiler), Mouret se déclare une dernière fois à Denise après avoir compté la recette de la journée dans son bureau (un million de francs pour la petite anecdote) et quand elle lui dit enfin oui, après ce magnifique travail de sape, ne l'oublions pas tout de même, il s'assoit sur sa recette. Littéralement. Il trouve l'amour et s'assoit sur l'argent. Et même sans y réfléchir consciemment, ce geste fait qu'on a l'impression d'une happy end. On oublie qu'il a tanné Denise pendant des semaines voire des mois juste parce qu'au départ il avait envie de la trousser et qu'en disant non il l'a trouvée tout de suite vachement plus intéressante, on oublie qu'il l'a laissée se faire humilier par ses maîtresses jalouses et on oublie que bon, cette pauvre Denise, à l'origine, elle voulait juste un travail pour subvenir à ses besoins et à ceux de son frère. Ne parlons même pas de ses proches, je vous laisse la surprise du fun. On oublie tout ça, parce que le BG riche, à la fin, il est tellement amoureux qu'il s'assoit sur un million de francs.
Ce que n'est même pas capable de faire la new romance actuelle. Là où Zola portait un regard presque scientifique sur son époque, là où il décrivait des relations sociales telles qu'elles pouvaient l'être à l'époque, la new romance elle, a une volonté quasi unique : faire rêver et fantasmer sur la relation amoureuse. Et pourtant, si on compare Au Bonheur des dames à Fifty shades of Grey, Mouret s'assoit sur un million de francs parce qu'il est amoureux. Il ne débarque pas derrière son épaule quand elle a fichu le camp à l'autre bout du pays pour avoir la paix, il ne lui fait pas livrer n'importe quoi dans sa chambre de bonne alors qu'elle a fermé à clé et que personne n'est censé y entrer, il lui fout la pression, certes, et beaucoup trop, mais il la respecte. Il respecte son travail et il respecte sa dignité. Et il s'assoit sur un million de francs, sacredieu !
Non, l'histoire de Denise et Octave Mouret n'est pas la meilleure histoire d'amour et ne devrait pas franchement faire rêver mais 1) elle n'en a pas la volonté, au contraire, l'intérêt c'est de l'analyser en contexte 2) c'est tellement moins pire que certaines romances actuelles qui elles veulent romantiser des attitudes qui ne devraient pas l'être.
Alors, qui de Zola ou de E.L. James est le plus rétrograde ? Vous avez deux heures.
Fiona

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