

Jeu(x) de mains
texte n°1
Mamie m’a toujours dit « si tu veux être écrivain, il faut être beau joueur. » Mon premier livre, je l’ai écrit pour elle. Ça s’appelle Mamie et moi, on vient de la même planète. Ça raconte comment c’était quand j’habitais chez elle, après la mort de papa. Le livre, je l’ai envoyé à des éditeurs, les plus gros : M. Gallamard, M. Grosset et M. Souil. Ils doivent être copains tous les trois, parce qu’ils m’ont envoyé presque la même lettre. Ça disait que « mon manuscrit avait été lu avec attention » et qu’ils espéraient que « j’allais trouver un éditeur sensible à ma démarche ». J’étais déçu mais j’ai repensé au conseil de mamie. Aujourd’hui, je vais aller serrer la main de M. Gallamard, de M. Grosset et de M. Souil.
Quand j’explique à la dame de l’entrée chez M. Gallamard pourquoi je viens, elle fait des yeux ronds. Juste après, un monsieur en noir vient et il me serre la main : c’était M. Gallamard ! Il a été vachement affectueux d’ailleurs, parce qu’avant de me serrer la mai, il m’a touché un peu partout. Après je suis allé chez M. Grosset, et lui aussi, il m’a touché partout avant de me serrer la main. Je croyais pas que les éditeurs, c’était affectueux comme ça ! Chez Souil, par contre, j’ai été vachement surpris : M. Souil, c’était une femme ! Elle était habillée un peu comme la dame de l’accueil. Elle m’a pas touché partout mais elle a regardé avec un drôle d’air ma main que je lui tendais, qui était toute bleue à cause de l’encre.
— C’est rien, c’est parce que j’écris au stylo, j’ai fait.
— Vous écrivez quoi ?
— Ben, je vous ai envoyé mon roman, ça s’appelle Mamie et moi, on vient de la même planète.
Elle a souri puis elle a dit :
— Et comment elle s’appelle, cette planète ?
— Saturnisme.
J’étais un peu surpris qu’elle ne se souvienne pas alors qu’elle a lu le livre, mais j’étais content aussi parce que finalement elle m’a serré la main. Après, je suis allé voir mamie. Je me suis assis sur sa pierre rectangulaire parce que je commençais à me sentir un peu mal. Mamie, elle est morte à cause des tuyaux en plomb de la maison, qui lui ont fait du saturnisme. Moi aussi j’ai du saturnisme et les gens nous traitaient « d’idiots » et de « retardés ». Mais ce n’est pas de ça que je vais mourir. Je vais faire comme papa, qui s’est empoisonné le sang à force de mettre de l’encre sur les lettres, dans l’imprimerie où il travaillait.
Ce matin, je me suis renversé de l’encre sur la peau et je savais qu’il restait pas beaucoup de temps avant ma mort. Alors j’ai voulu serrer la main à Gallamard, Grosset et Souil. Comme ça, demain, y aura les noms de grands éditeurs à côté du mien dans la page « décès » du journal.
J’ai jamais écouté les conseils de mamie…
Note : le saturnisme est lié à l’empoisonnement du sang par le plomb, qu’on retrouvait dans l’eau courante des vieilles tuyauteries, et qui provoquait généralement un déficit mental.
Note 2 : l’encre des machines de presse est hautement toxique si elle traverse la peau et passe dans le sang.
Chloé Goupil