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Un jeu dangereux

texte n°1

 

« Ça j’vous l’dis, moi ! Celui qui m’enverra dans un de ces mouroirs, il est pas encore né ! »

 

Ça fait dix ans que tu la joues en boucle ta rengaine. Personne t’y enverra parce que personne en a plus rien à foutre de ta pomme, ta vieille carcasse usée et grinçante, pas plus reluisante que les trois autres agglutinées autour de la table.

 

« Henri ! HENRI ! Tu joues ou bien ! »

« Belote. »

« Ah, le vieux renard ! »

 

Dédé a un grand sourire qui lui fend le visage et lui donne un air de carnassier. Trois plis qu’il en tirait une à toucher par terre et le voilà qui jubile comme un gamin qui vient de faire accuser sa sœur de sa bêtise. Et le voilà qui gratte la tête de son teckel. S’il savait ! Dix ans qu’on joue avec lui et il a pas compris que ça le trahissait quand il a une bonne main. Ça fait dix ans qu’on le plume neuf fois sur dix et il continue d’y croire. Ou peut-être pas. Peut-être qu’il sait exactement ce qui l’attend. Peut-être que tout ce qu’il veut c’est le frisson. Ça, il faut dire qu’à 90 ans passés, au fin fond de notre hameau oublié, le frisson c’est plus qu’un mot dans le dictionnaire. La pétanque ? On saurait même pas se baisser pour ramasser le but. La promenade ? Me faites pas rire. La télé, aucun de nous ne l’a, et pour cause elle passe pas. Alors on fait ce qu’on attend de nous. On crève, à petit feu, d’ennui autant que de vieillesse.

 

« Et dix de der. »

 

C’est serré, là y a du frisson, un début. Et quand on est une épave humaine, qu’on a vu l’Indochine et l’Algérie, quand on a vu sa femme mourir de pneumonie et ses enfants nous oublier, il en faut pour frissonner ! Une bonne belote de chez nous ! Ça, ça vous met le frisson !

 

« Cinquante. »

 

Josie est rayonnante quand elle fait son annonce, elle nous dévoile l’intégralité de sa dentition incomplète éclairée par le reflet métallique de la cheminée dans son unique dent en or. Dédé a les yeux qui brillent, sans rire ! Il se trémousse doucement sur sa chaise à l’opposé de Josie, de sa partenaire. André, le mien, me regarde la mine déconfite, il ferme les yeux en poussant un long et lent soupir, il pose ses cartes face contre table et m’adresse un sourire amer.

Je suis pas mieux, je suis impassible, de marbre. Je réagis même pas. Je baisse le nez sur mes cartes, je les regarde longuement, en déplace une dans ma main en soupirant puis, levant le nez vers Dédé, je finis par répondre.

 

« Carré… de valets. »

 

J’ai jamais entendu André rire autant.

 

« La gueule qu’il tire Dédé ! »

 

Même Josie s’esclaffe. On rigole tellement qu’on finit en concert de toux. Un mélange de raclements rauques, de crachats et de toux.

 

« Ah bon Dieu ! On est pas en forme mais au moins on s’marre ! »

 

André me fait un hochement de tête complice tandis qu’il réarrange ses cartes et me fait appel.

Il faut quoi, deux minutes, pour que Dédé arrête de bouder et se remette dans le jeu. « C’est fini quand c’est fini » comme il dit. Bon c’est vrai qu’en général il dit ça quand un de ceux de la bande tombe malade. À notre âge, même le rhume ça peut nous enterrer. Et faut dire qu’à par la mort, on attend pas grand-chose, ici. Quand ton corps te lâche, que t’as une pension retraite misérable et que tu vis dans un des trous du cul du monde les plus méconnus, y a qu’une ambulance ou un corbillard pour te faire voyager. On était une douzaine, y a pas si longtemps.

 

« Hop, le quatorze, dans la poche ! »

 

Et on a attaqué le tournoi. Les finalistes sont ceux qui jouent pour un petit lot auquel on participe. Il faut bien apporter un peu de gaité à ces corps rabougris.

 

« Et dix de der ! »

 

Je pose ma carte, remballe le pli et commence à compter. Les trois autres m’écoutent avec attention pendant que j’égraine les cartes. Puis je fais la dernière addition et pousse la feuille au centre de la table :

 

« André et moi on vous a mis 400 points dans la vue, les loulous ! On gagne ! »

 

Vous auriez vu leur déception !

 

« Allez, va, j’suis pas mauvais, j’vous paye le coup ! »

 

Il me faut bien cinq longues minutes pour aller chercher la bouteille et les verres au frigo. Et pendant que je les regarde en levant mon verre de champagne, je pose mon fusil de chasse sur la table avec les deux cartouches qui nous restaient.

 

« À ceux qui restent. »

 

Mes yeux se plantent dans ceux de Josie et Dédé qui me sourient, ils ne prennent même pas la peine de cacher leurs larmes. Puis je souris à André.

 

« Et à ceux que le départ libère ! Santé ! »

 

Comme je vous disais, à nos âges, il en faut pour s’émerveiller, et à part la mort, on attend rien. Alors, comment rendre nos vies intéressantes ? En gagnant notre mort ! Et pendant que Dédé braque le fusil sur mon cœur, je ferme les yeux et leur souris.

 

« Merci, les amis… »

 

Clement Vert

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